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Le travail, entre réalisation de soi et nouveaux esclavagismes

Majoritairement masculin et ouvrier dans les années 1960, le monde du travail s’est féminisé, tertiarisé et urbanisé. L’emploi est aussi devenu plus qualifié et moins jeune tandis que travailler ne constitue plus un rempart à la précarité. 

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Vers un monde sans travail ?

La réduction continue du temps de travail officiel est une tendance de fond de la situation de l’emploi dans les pays occidentaux¹. En France, l'ensemble des salariés travaillaient en moyenne 1900 heures par an en 1950. Depuis le début des années 2000, la durée annuelle réellement travaillée s'établit aux environs de 1 400 heures pour les salariés et un peu moins de 1 500 heures pour l'ensemble des actifs² (ricochet : le temps, une valeur précieuse). De plus, le marché du travail s’est polarisé et le chômage de masse est devenu une réalité installée pour des millions d’actifs. Par ailleurs, le progrès technique fait évoluer en miroir le capital humain utilisé et modifie presque toutes les chaînes de valeur : dernièrement, robotisation et intelligence artificielle changent et vont profondément changer les pratiques, y compris pour les métiers très qualifiés (juridique, médical, ingénierie, etc.). 

Les aspirations de la société à l’égard du travail évoluent et questionnent la définition même du travail, au-delà du sens économique usuel. Le travail n’est plus seulement considéré comme une activité rémunérée qui permet la production de biens et de services ; la notion semble peu à peu s’élargir dans ses acceptions. Les débats sur le revenu universel survenus lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2017 puis lors de la pandémie en témoignent : versé à tous les individus d’une société, celui-ci aurait pour but de faire face aux besoins primaires (logement, alimentation, etc.) et de favoriser les activités « non travaillées », selon la définition usuelle. Implication associative, éducation des enfants, activités créatives, culturelles et sportives, etc. seraient alors de facto valorisées et se révéler collectivement bénéfiques à terme (création d’entreprise, amélioration de la santé des individus, amélioration des liens sociaux, etc.).

De nouvelles organisations du travail

A l’ère du numérique, des transformations radicales bouleversent les perspectives du travail, dans son organisation concrète (hiérarchie, taylorisme, etc.) et juridique (CDI, mobilité très limitée, etc.). Cinq grandes tendances³ de fond sont à l’œuvre : l’extrême fragmentation du travail (décomposition en de nombreuse taches, recours à de multiples intermédiaires ou différents types de travailleurs, intensification du travail, modification des chaines de valeurs) ; l’automatisation (renforcée par la diffusion de la robotique et du numérique) ; la plateformisation (désintermédiation, nouvelles interfaces entre offre et demande d’emploi) ; l’individualisation (qui modifie considérablement le rapport au travail et aux attentes à son égard) ; et l’insubordination (qui découle en partie de ce qui précède et confirme le relâchement du lien à l’entreprise).

 

Ces évolutions témoignent à la fois de la pérennité de certains mode d’organisation (néo taylorisme, surveillance accrue), de la multiplication des statuts et des relations professionnelles, et des aspirations diverses des individus à l’égard du travail. 

Plateformes : entre abus et partage

 

L’économie de plateforme se traduit notamment par le développement de sociétés internationales majeures (Uber, Amazon, Facebook, Airbnb, Netflix, etc.) tirant profit des aménités économiques de ce modèle qui repose notamment sur la sollicitation d’une main d’œuvre individualisée (travailleurs indépendants), et ce à très faible coût⁴. Si les plateformes constituent un moyen de contourner la protection des salariés (salaire minimum, droits individuels et collectifs du travail, etc.), elles permettent également, dans une certaine mesure, de pallier les difficultés des pouvoirs publics à accompagner vers l’emploi les travailleurs les moins diplômés.

Certaines de ces plateformes ont des implications très concrètes pour le quotidien des territoires : multiplication des livraisons à vélo, installation de centres logistiques aux conditions de travail difficiles en périphérie des villes, création de restaurants sans salle entièrement dédiés à la vente à emporter, déploiement de data centers gourmands en énergie, etc. Ce phénomène relativement récent imprègne la composition de l’emploi métropolitain et de la dynamique de création d’entreprises : parmi les 3 894 micros entreprises de la Métropole, 46 % sont des livreurs à vélo⁵.

Cette plateformisation ou « ubérisation » se matérialise également dans les secteurs du tourisme, de l’enseignement et la formation professionnelle, de la banque et de l’assurance, de l’immobilier, etc. La notation des prestations et des personnes ainsi que les micros contrats d’assurance crédibilisent le recours à ces plateformes pour la clientèle mais participe à de nouvelles formes de surveillance et de suivi de l’activité des travailleurs.

Par ailleurs, cette économie de plateforme constitue également un outil pour déployer l’économie du partage, de celle qui fluidifie et facilite les échanges entre consommateurs à l’échelle locale (auto partage, échange de service, etc.). En ce sens, des « plateformes de territoire » peuvent constituer des alternatives positives afin de capitaliser les avantages de ces formes d’activités et de minimiser les risques pour les travailleurs et l’économie locale. Les « accorderies » en sont des exemples et mettent en avant les liens sociaux à travers des échanges économiques locaux⁶.

Des connexions et déconnexions

 

L’avènement du numérique dans la sphère du travail, en parallèle de la sphère personnelle et des loisirs, accélère la porosité croissante entre vies professionnelle et personnelle : 70,9 % des travailleurs utilisent internet à la maison pour des besoins professionnels et 63,5 % l’utilisent au travail pour des besoins personnels⁷. Avec la crise sanitaire de la covid-19, le déploiement accéléré du télétravail au cours des confinements renforce ce phénomène. Non anticipé, le travail à distance a parfois engendré des conditions de travail inadaptées au domicile ainsi qu’un manque de régulation de la charge de travail ou de limites entre les sphères professionnelle et privée. Le phénomène devrait par ailleurs s’accélérer, certaines entreprises ayant décidé de pérenniser le télétravail comme mode d’organisation privilégié. Au sein du panel de recherche du territoire grenoblois⁸, les actifs en télétravail sont passés de 20 % à presque 40 % pendant le confinement du printemps 2020, mais seulement 20 % souhaitent télétravailler dans le futur : entre stratégie d’entreprise et souhaits des travailleurs, il reste difficile de savoir à l’avance quelle sera la part de télétravail dans les prochaines années après cette expérimentation subie et massive. 

Le travail essentiel… et le reste ?

La crise sanitaire est l’occasion de distinguer les activités essentielles « en première ligne » : « les services régaliens (armée, police, pompier, etc.), les services aux autres (soins, éducation, etc.) et les services logistiques et de distribution (énergie, transport, livraison, ramassage des déchets, grande distribution). Ces derniers secteurs sont caractérisés par de nombreux emplois mal rémunérés et aux conditions de travail atypiques (temps partiels, contrat à durée déterminée), souvent moins bien couverts en termes de protection sociale⁹. Pour beaucoup d’actifs, la pandémie pose avec acuité la question de l’(in)utilité sociale de leur métier, du sens de leur activité, une introspection déjà éclairée par les travaux de David Graeber sur les « bullshit jobs ». La pandémie révèle aussi l’indispensabilité du travail fourni par beaucoup de femmes, de personnes issues de l’immigration et d’autres catégories sociales défavorisées. Cette utilité sociale par la voie professionnelle pousse certains jeunes (et moins jeunes) diplômés à changer brusquement d’orientation pour une orientation professionnelle plus en phase avec des aspirations et des valeurs autres que monétaires ou statutaires¹⁰.

 

¹ Insee, Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde (https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281175)

² Anne Chateauneuf-Malclès, « L’évolution de la durée du travail en France depuis 1950 », Ressources en sciences économiques et sociales, octobre 2017, http://ses.ens-lyon.fr/ressources/stats-a-la-une/levolution-de-la-duree-du-travail-en-france-depuis-1950#section-0

³ Martin Richer, « Comment travaillerons-nous demain ? », Futuribles n°422, janvier-février 2018, https://www.futuribles.com/fr/revue/422/comment-travaillerons-nous-demain-cinq-tendances-l/

⁴ Antonio Casilli, « Digital Labor : travail, technologies et conflictualités. Qu’est-ce que le digital labor ? », Editions de l’INA, pp.10-42, 2015, 978-2-86938-2299 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01145718/document

⁵ CCI de Grenoble, fichier des entreprises au 30 septembre 2020. Ces micro-entreprises sont considérées comme actives à cette date.

⁶ Réseau des accorderies de France, Les accorderies à la loupe – évaluation participative 2019-2020, https://www.accorderie.fr/coeurdesbauges/files/2020/12/2020-Synth%c3%a8se-Etude-dEvaluation-des-Accorderies-VPP.pdf

⁷ Wafa El Wafi, Eric Brangier, Farid Zaddem, « Usage des technologies numériques et modèles de la perméabilité des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle », Psychologie du Travail et des Organisations, volume 22, Issue 1, Mars 2016, Pages 74-87.

⁸ Enquête menée en mai 2020 pour la Chaire Territoire en transition de Grenoble Ecole de Management, Panel de recherche du territoire grenoblois, https://www.grenoble-em.com/panel-de-recherche-du-territoire-grenoblois.

⁹ Palier B., Pourquoi les personnes occupant un emploi “essentiel” sont-elles si mal payées ?, Sciences Po LIEPP Working Paper n°116, 2020-12-16.

¹⁰ Cassely J-L., La révolte des premiers de la classe, Arkhe, mai 2017.

Enjeux pour les politiques publiques

Comment accompagner la structuration de plateformes de territoire bénéfiques pour l’économie locale et les individus ?

Comment tenir compte des vulnérabilités sociales dans un marché du travail qui se polarise ?

Comment lutter contre la précarisation d’une partie grandissante de la société, y compris parmi les travailleurs ?

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