top of page
Questions à Laudine Carbuccia
Laudine Carbuccia.jpg

Laudine Carbuccia est doctorante au centre de recherche sur les inégalités sociales à Sciences Po et au Département d’études cognitives de l’Ecole normale supérieure (ENS) de Paris. Son doctorat porte sur les déterminants structurels et cognitifs des inégalités d’accès aux modes d’accueil formels en fonction du statut socio‑économique et de l’origine migratoire des familles.

Obs’y. Pourquoi parle‑t‑on d’inégalités d’accès aux modes de garde ? Qui est victime de ces inégalités et pour quels modes de garde ?

Laudine Carbuccia. Les familles issues de milieux socio‑économiques moins favorisés sont moins représentées dans les accueils formels que celles de milieux socio‑économiques plus favorisés. Le terme « milieux socio‑économiques moins favorisés » peut bien sûr renvoyer à de multiples réalités : niveau de revenus, d’éducation, statut d’emploi, profession voire origine migratoire. Pour autant, quelle que soit la définition choisie, et je me base en particulier ici sur des données comme EU‑SILC, on observe que les familles de milieux plus favorisés accèdent plus aux modes d’accueil. Ceci alors même que l’accès à ces structures peut être vu comme un levier de choix pour lutter contre les inégalités et leur reproduction, puisqu’elles permettent de lutter à la fois contre les inégalités de développement entre les enfants qui se creusent dès les premières années, mais aussi contre les inégalités de genre et de revenus puisqu’elles favorisent l’emploi, en particulier celui des mères. Pour vous donner les derniers chiffres, en 2021, seul un quart des enfants dont la mère est cadre ou exerce une profession intellectuelle supérieure sont principalement gardés par leurs parents. Pour les enfants dont la mère n’a jamais travaillé, ce chiffre est de 88 %. Pour autant, cette réalité n’est pas uniforme selon les types d’accueil. L’accès aux assistantes maternelles est plus inégalitaire que l’accès aux Etablissements d’Accueil du Jeune Enfant (EAJE, ex. crèche). En effet, en 2013 (ce sont les chiffres les plus récents que nous ayons pour l’instant), les enfants des milieux les plus modestes étaient deux fois moins souvent accueillis en EAJE que leurs pairs issus des milieux les plus favorisés. C’est encore plus marqué pour les assistantes maternelles avec une différence de 1 à 9 en défaveur des plus précaires. 5 % des familles les plus modestes seulement sont accueillies au moins une fois par semaine chez une assistante maternelle (ONAPE, 2021). Ce constat est loin d’être anecdotique quand on sait que les assistantes maternelles sont actuellement le premier mode d’accueil en France en termes de nombre de places disponibles.

Obs’Y. Pourquoi ? L’offre n’est‑elle la même pour toutes les familles ? Est‑ce une question de prix ? Quels sont les principaux facteurs qui rendent difficile l’accès aux modes d’accueil pour les familles en situation de précarité ?

Laudine Carbuccia. On dispose d’assez peu d’éléments actuellement pour répondre de façon claire à ces questions, c’est tout l’objet de ma thèse ! Beaucoup d’éléments peuvent rentrer en jeu : pour commencer, ces structures ne sont pas gratuites, contrairement à l’école publique, et ce coût peut être trop important pour les familles les plus modestes. Pour autant, aujourd’hui le coût de l’accueil en EAJE est relativement faible pour ces familles. Ensuite, étant donné que l’offre est aujourd’hui bien inférieure à la demande, les pourvoyeurs de places sont obligés de choisir entre les familles, souvent par le biais de critères d’attributions : faut‑il favoriser des parents qui travaillent pour qu’ils puissent rester en emploi ou donner une place à des parents de milieu modeste ? De plus, alors que les populations modestes ont davantage tendance à occuper des professions avec des horaires atypiques, les structures, et en particulier les EAJE, ont bien souvent des horaires de bureaux. Enfin, je pourrais aussi parler du marché des EAJE privés, qui sont bien souvent, soit plus chers, soit uniquement accessibles aux parents employés dans une entreprise ayant « acheté des berceaux » pour leurs employés. Ensuite, du côté des parents, de nombreux freins existent : le marché des modes d’accueil formels est extrêmement complexe, avec des structures qui ont toutes leurs spécificités de fonctionnement mais aussi de prix et système de candidature.

 Les parents de milieux moins favorisés, qui connaissent moins de proches dans ces structures, ont plus de difficultés pour naviguer dans ce système peu lisible : ils s’y prennent plus tard et candidatent à moins de structures. Par ailleurs, mes recherches montrent que les mères de milieux plus modestes restent davantage avec leur enfant pendant sa première année de vie, et cherchent une place après ... alors que l’accès est plus compliqué dans les structures après un an. Enfin, les candidatures sont parfois complexes, dématérialisées, et peuvent freiner les familles qui ont moins accès au numérique et une moindre aisance avec les démarches administratives.

Les choses sont encore plus clivantes du côté des assistantes maternelles : si les EAJE sont relativement peu onéreux pour les familles modestes, les assistantes maternelles sont actuellement plus chères pour ces familles, même si cela devrait bientôt changer. Ensuite, employer une assistante maternelle met le parent dans une position de parent employeur : la charge symbolique de la chose peut être délicate pour une personne d’origine modeste et suppose de gérer une quantité de démarches très complexes, que sont par exemple l’embauche, le contrat, et les fiches de paie tous les mois (encore une fois dans un contexte où l’accès au numérique peut être moindre).

Obs’Y. Face à ces constats, comment l’offre pourrait‑elle évoluer ? Comment les collectivités peuvent‑elles agir ?

Laudine Carbuccia. De nombreuses pistes sont à explorer. Premièrement, une des clés centrales réside dans l’augmentation de l’offre d’accueil, partout sur le territoire, qui résoudrait déjà beaucoup de choses. En diminuant la tension entre offre et demande, les collectivités territoriales auraient moins besoin choisir entre des situations tout aussi importantes (parents ayant un emploi ou parents modestes). Cette augmentation de l’offre ne peut faire l’économie d’une revalorisation des professionnels de la petite enfance, domaine qui peine aujourd’hui à recruter. Enfin, en effet, les horaires d’ouverture des structures doivent être repensés pour favoriser l’accès des familles les plus précaires.

Pour autant, l’augmentation de cette offre ne peut pas être implémentée sans repenser et faciliter le parcours d’accès ; se doter de moyens pour gérer l’attribution des places, repenser et simplifier le système d’embauche et de gestion de l’emploi pour les assistantes maternelles, rendre l’offre plus lisible pour les familles, tant sur les coûts que sur les modalités de candidature (ex. démarches et calendrier). Par exemple, aujourd’hui, les halte‑garderies restent encore méconnues des familles où un des parents n’est pas en emploi, alors qu’elles semblent davantage correspondre à leurs besoins.

bottom of page